Sandré Nkaké a vu le jour à Yaoundé, la capitale politique du Cameroun, l’année où « Soul Makossa » devenait, un an après sa sortie, un tube aux Etats-Unis. C’est ce qui s’appelle naître sous une bonne étoile. Celle, afro funk, de feu Manu Dibango, un ami de son grand-père maternel (ancien danseur du Ballet National du Cameroun) qui, avec sa grand-mère maternelle (une bretonne, blonde au yeux bleus), l’a en partie élevée : « Tonton c’est une grande figure pour le monde, un passeur. Pour moi qui aie eu la chance de le voir souvent, c’est de la force, de la bienveillance. C’est ce rire, cette vision panafricaine et puis des conseils. Il m’a beaucoup aider à accepter qu’il fallait que je respecte ma propre temporalité, qu’à un moment donné mon instrument vocal était prêt mais que mon chez moi artistique ne l’était pas encore », confie cette femme solaire et volubile, aux lèvres teintés de violet et aux traits comme affinés par une entière franchise.
Terre rouge et musiques noires
Jusqu’à ses 11 ans, Sandra Nkaké est ballotée entre sa « Terre Rouge » natale – dont cette mère de quatre enfants dit avoir gardé l’odeur des marchés, de la nourriture et aussi ce sens aigu de l’éducation, et la France. En 1984, elle s’installe à Paris avec sa mère, Lucie-Mami Noor, qui travaille alors à l’Unesco, avant d’intégrer la maison d’édition Présence Africaine.
De cette enfance en transit, une voix s’élève comme un phare, celle de la chanteuse et pianiste américaine, également militante de la lutte des droits civiques, Nina Simone : « C’était comme un miroir. J’avais l’impression que je la comprenais et qu’elle me comprenait. Pour moi, c’était comme une tante, quelqu’un qu’on allait forcément rencontrer un jour ou l’autre. Si je chante, c’est grâce à elle. Sa voix m’a fait pleurer quand les mots me manquaient, m’a aidé à canaliser ma colère et m’a transmis une joie qui ne m’a jamais quittée, confie celle qui lui dédie aujourd’hui le bouleversant « Nos voix ».
Après des études de civilisation anglaise et américaine à l’université de La Sorbonne, Sandra Nkaké prend, au début des années 90, le chemin de la scène. Celle du théâtre d’abord pour jouer Les Sorcières de Salem, d’Arthur Miller, dans une mise en scène de Thomas Le Douarec. Puis celle de la musique grâce à une série de rencontres déterminantes et un paquet de belles collaborations : avec le très funky Juan Rozoff, le compositeur de nu-jazz Booster, le musicien et producteur Ji Mob (aka Jî Drû), le groupe électro Troublemakers, la chanteur américaine China Moses, le batteur Tony Allen ou encore le saxophoniste de jazz Julien Lourau. Une période où cette inconditionnelle de Prince -depuis sa découverte, à l’adolescence, du titre « Darling Nikki », suit les conseils de « tonton » Manu et prend le temps de trouver sa voie.
Dans le nu de la voix
En 2008, notre chanteuse, auteure- compositrice et musicienne autodidacte se sent prête à laisser éclore sa voix en solo et sort, à 35 ans, son 1er album : Mansaadi (« petite mère », en abo, l’une des langues du Cameroun). L’accent est donné aux chansons en anglais, exception faite d’une reprise de G. Brassens, « La Mauvaise Réputation », dans un style dépouillé empruntant au beatbox et à la soul : « Cette chanson m’accompagnait depuis petite, c’était une manière d’être en connexion avec ma maman, décédée peu de temps avant. Et puis, à côté de morceaux très produits, j’avais envie de titres plus dépouillés en résonance avec mon parcours de vie. Les avions pris entre Paris et Yaoundé, les malles égarées, les objets et les photos à jamais perdus. Tu te retrouves avec un petit sac à dos, slips – chaussettes, pas grand chose en fait. Dans la musique aussi c’était important pour moi de dire : avec peu, on peut faire quelque chose qui nous ressemble. »
Quatre ans plus tard, son deuxième album solo, Nothing for granted, réalisé avec le flûtiste Jérôme Drû, alias Jî Drû, est sacré « Révélation de l’année » aux Victoires du Jazz. Douze titres et autant de « petites scènes de tous les jours qui font la poésie de la vie », dans lesquelles la chanteuse navigue avec brio entre les genres musicaux. Sa voix est satinée jusqu’à se faire caresse (Same reality), primesautière (la petite fille de Conversation), grave (Like a Buffalo, son Get Up Stand Up à elle). Elle a cette force intérieure tranquille à laquelle va si bien le reggae (Rock it better) et atteint la puissance furieuse de Nina Simone à la fin de Nothing for Granted. L’ensemble se clôt sur une berceuse gospel, No more trouble. En un mot, la paix.
Un message qu’elle partagera du Brésil au Canada mais aussi au Zimbabwe, au Malawi, en Afrique du Sud, au Sénégal et même, dans son pays natal, à Douala, au gré de prestations scéniques où sa voix singulière se déploie avec une ampleur et une générosité telle, que le public la reçoit comme un cadeau.
En 2017, Tangerine Moon Whishes, en grande partie écrit et composé lui aussi avec Jî Drû, distille avec tendresse une pop folk aérienne qui transforme sa colère rousse en insoumission ferme et douce. Centré sur l’introspection, ce troisième album témoigne aussi des nombreuses préoccupations (notamment le sort réservé aux migrants sur « Hope », de celle qui a fondé le label Riot (« révolte », en anglais) pour garantir son indépendance.
C’est que la chanteuse ne dissimule rien, sans faire pour autant preuve de la moindre impudeur. Simplement, sa démarche artistique est constamment reliée à ses interrogations, doutes, désirs et incertitudes : « Pour moi, il n’y a pas de cloison entre l’artiste et la personne explique-t-elle. Quoi que tu fasses, la voix te raconte dans ton intimité. »
En parallèle, Sandra Nkaké met sa voix singulière et ses talents d’écriture au service du combo black-soul-rock PUSH UP! Avec les flûtes aériennes de Jî Drû, le crooner Karl The Voice, le poète-slameur Allonymous et les claviers groovy de Jean Phi Dary (connu au sein de Troublemakers), PUSH UP! écumera les scènes de France et de Navarre et livrera deux albums : « C’est parti de l’envie de Jî Drû de fédérer des amis, il s’est dit : on ne se voit pas assez souvent, il faut qu’on fasse de la musique ensemble (rires) ! Sur la papier, nos singularités pouvaient paraître impossible à réunir et en fait ça donnait quelque chose de complètement foudingue et vraiment génial ! L’idée c’était de raconter notre société à travers Quincy Brown, un personnage de qui se bat au quotidien avec ses démons mais aussi contre le libéralisme et le racisme. C’était notre manière à nous d’être en lutte, de manière active et collective. »
Suivront d’autres créations placées sous le saut de l’amitié et de la Great Black Music. Comme le collectif poétique et humaniste de 16 musiciens « Tribe From The Ashes », imaginé dans l’urgence du premier confinement avec Jî Drû et la chanteuse Marion Rampal. Ou le trio acoustique ELLES, formé en hommage aux musiciennes qui ont pavé sa route, de Nina Simone à Björk, en passant par Joni Mitchell et Emily Loizeau.
Cicatrices, d’amour et de luttes
A l’affiche en 2022 de la comédie dramatique de Valeria Bruni Tedeschi, Les Amandiers, notre interprète revient cette année avec un quatrième album, SCARS (« cicatrices »), qui fait la part belle à l’énergie du rock et à des ballades folk. Façonné avec son complice de (presque) toujours à la ville comme à la scène, le musicien Jî Drû, Sandra Nkaké y « affronte ses douleurs et les transforme en graines de partage et de tendresse », réinventant une fois de plus son univers poétique et intime.
De sa « voix éraillée » (un des titres de l’album), Sandré Nkaké raconte l’exil, le déracinement, la violence d’être femme, noire, musicienne mais aussi, sur le titre “My heart”, sa détermination à lutter contre les violences faites aux femmes : « je viens d’un longue lignée de femmes qui ont failli mourir sous les coups de leurs conjoints, ont été piétinées, violées, incestées, humiliées et qui pourtant se sont relevées, se sont reconstruites et m’ont transmis le feu de la lutte. »
Parmi les choses qui l’ont aidé à guérir, « il y a évidement l’amour, l’amitié mais aussi le chant et la sororité ». Sandra Nkaké dédie ainsi le titre « Sisters » à ses « sœurs de cœur, aux femmes de ma vie mais aussi celles que je ne connais pas, celles que j’ai croisées, que j’ai écoutées, que j’ai lues… qui m’ont donné de la force et de l’élan. Je voudrais dire que je suis à leurs côtés, que nous sommes là les unes pour les autres et que notre union, la bienveillance que nous nous portons sont notre puissance ».
Diva soul, rockeuse déjantée, chanteuse à textes qu’elle slame, clame ou murmure, la voix grave et suave, à la fois puissante et fragile de Sandra Nkaké dit sa résilience, sa combativité, son attention au monde et son engagement : « Chanter est quelque chose que je fais tous les jours, qui est important pour moi, vital même. Mais c’est personnel et intime. Maintenant, le geste d’écrire des chansons, d’aller sur scène, de faire des disques et de se présenter aux autres, c’est autre chose. Tant que je suis debout et que j’ai la force de faire ce geste là, c’est pour que ce soit utile. Mon intention c’est de créer du lien, d’essayer de faire du bien aux autres et, surtout, d’essayer de proposer des alternatives. De raconter comment le monde m’impacte, nous impacte et comment on peut essayer de l’améliorer. »
« Scars est un disque d’amour », confie Sandra Nkaké dans un dernier sourire. N’ayez pas peur de le recevoir comme tel.